Chacun de nous connaît au moins une personne incapable de retrouver son chemin, qui croit régulièrement qu'on lui a volé sa voiture ou qui a peur de s'aventurer hors de la zone connue. A quoi sont dues ces inégalités face au sens de l'orientation ? Point avec Claire Pleau, chercheuse à l'institut de neurobiologie de Mediterranée. Attention, haut niveau scientifique !
Outsiders Mag : Quelle est votre définition du sens de l’orientation ?
Claire Pleau : Je peux déjà commencer par en poser les bases biologiques. Dans notre cerveau, on a en quelque sorte un « GPS » qui nous permet de nous orienter. Il existe différents types de cellules qui codent le sens de l’orientation :
• les cellules de lieu (découvertes par O’Keefe et Dostrovsky en 1971) dans les régions de la formation hippocampique. (Hippocampe/Gyrus denté)
• les cellules de direction de la tête (découvertes par Ranck en 1996) dans les régions parahippocampiques. (Presubiculum)
• les cellules de grilles (découvertes par Moser en 2006) dans les régions parahippocampiques. (cortex enthorinal)
• les cellules de bordures (découvertes par Moser en 2008) dans les régions parahippocampiques. (cortex enthorinal)
Ces cellules se retrouvent dans un certain nombre de structure et codent notre environnement. Certaines de ces structures sont liées à d’autres sens. Par exemple, on sait que l’hippocampe possède des cellules de lieu et permet de coder l’environnement, mais il code aussi l’émotion de peur ou d’anxiété. L’hippocampe est lié à des structures cérébrales qui codent pour les émotions. C’est pourquoi on retient mieux les évènements avec un fort impact émotionnel.
Pour nous orienter, nous avons ce « GPS » neuronal qui grâce à l’apprentissage et à la mémorisation de notre environnement va nous donner la capacité de nous orienter grâce à la formation dans notre cerveau d’une sorte de carte mentale.
Outsiders Mag : Y a-t-il une part d’inné dans le sens de l’orientation ?
C. P. : C’est un grand débat. L’inné fait référence à un comportement guidé par l’instinct et codé par nos gènes, alors que l’acquis fait référence à un comportement résultant d’un apprentissage.
Les comportements innés sont essentiellement liés à la maturation de la motricité. Par exemple, le schéma directeur de la construction d’une toile d’araignée est codé dans les gènes et s’exprime sous forme d’un schéma moteur. La première toile tissée par la jeune araignée sera parfaite et ne nécessite pas d’apprentissage.
Je dirais que notre capacité à nous orienter est un comportement acquis. En effet, l’orientation met en jeu plusieurs éléments. Tout d’abord, pour s’orienter il faut avoir la capacité de déterminer une position initiale (points de repère). Ensuite il faut grâce à une représentation mentale de notre environnement choisir le meilleur itinéraire. Enfin, il faut identifier le point d’arrivée. Si ce comportement était inné nous pourrions le faire sans apprentissage. En effet, lorsqu’on apprend à s’orienter dans un nouvel environnement on fait beaucoup d’erreur, un peu comme les rongeurs (cf schéma). Dans mes recherches par exemple, j’ai entrainé les souris en réalité virtuelle sur une boule en lévitation grâce à un coussin d’air. Il faut de l’entrainement et de l’apprentissage pour que la souris tienne sur la boule puis arrive à s’orienter dans le couloir. (Environ 8 à 10 entrainements)
Légende : (A) Des rats sont placés dans une piscine circulaire (de la grandeur d’une piscine pour enfants) remplie avec de l’eau rendue opaque. Dans l’environnement autour de la piscine sont disposés des indices comme des portes, des fenêtres, des rideaux, etc. Une petite plateforme est placée dans la piscine, juste sous la surface de l’eau opaque qui la rend invisible. Pendant que le rat nage à la recherche de cette plateforme pour se reposer, son trajet (indiqué par les lignes sur les figures) est enregistré par une caméra vidéo. Après quelques essais, les rats normaux nagent directement vers la plateforme à chaque essai.
Cependant, de nombreux oiseaux ont une direction innée de leur migration (vers le sud). L’orientation se fait par le champ magnétique. Ainsi, les pigeons voyageurs abritent dans leur bec une myriade de petits cristaux métalliques d’oxyde de fer. Ces particules se comportent comme les aiguilles d’une boussole en s’orientant le long des lignes de champ magnétique (Roschwita Wiltschko et Wolfgang Wiltschko, 2005). Récemment, il a été montré chez l’homme des magnétorécepteurs fonctionnels, il est possible qu’ils rentrent en jeu dans le sens de l’orientation (Wang at al, 2019). Dans ce cas, on pourrait dire qu’il y a un part d’innée dans l’orientation. Tout cela reste à développer.
Avec les connaissances actuelles, je dirais que chez l’homme, le sens de l’orientation est un comportement acquis. La part d’innée dans ce sens est très loin d’être prouvée.
Outsiders Mag : Y a-t-il une relation entre le sens de l’équilibre et le sens de l’orientation ?
C. P. : Oui, il existe une relation entre le sens de l’équilibre et le sens de l’orientation. Ce n’est pas le seul sens lié au sens de l’orientation. La vision, l’olfaction (dans une moindre mesure pour l’homme) joue un rôle dans la navigation spatiale.
De nombreuses études ont montré que le sens de l’orientation est altéré après une inhibition du système vestibulaire. Il en résulte une perte complète de l’activité des cellules de lieu, des cellules de direction de la tête et des cellules de grille. L’animal présente alors des difficultés très importante de navigation spatiale. Il est à noter que ce sens et très important pour le sens de l’orientation. On peut observer, quand on a un déficit vestibulaire définitif, l’activité des cellules spatiale est perdue chez l’animal. Chez l’homme souffrant d’un déficit vestibulaire bilatéral il aura une atrophie de l’hippocampe et un déficit de la mémoire spatiale.
Outsiders Mag : Quel est le risque selon vous de l’utilisation systématique des technologies d’aide à la navigation ? Piétons, automobile etc…
C. P. : Le risque est que les parties de notre cerveau dédiées à l’orientation deviennent moins importantes. Cependant, nous utilisons la globalité de notre cerveau, donc les neurones dédiés à l’orientation seront réaffectés ailleurs. Il est possible que le sens de l’orientation sur de grandes distances soit plus affecté que le sens d’orientation sur les petites.
Il est important de noter que même si la technologie évolue, le sens de l’orientation est un sens fondamental qui ne peut disparaitre comme cela. En effet, nous utilisons tout les jours ce sens. Par exemple tous les jours on l’utilise pour se diriger dans notre maison, dans notre bureau, pour aller à l’épicerie etc…
L’utilisation systématique de technologies d’aide à la navigation comme le GPS pourrait entrainer d’autres problèmes liés davantage à l’attention du conducteur. En effet, si le conducteur est concentré sur son GPS, il est possible que son temps de réaction soit moins important que s’il essaie de s’orienter sans technologie.
Outsiders Mag : La perte de la capacité d’orientation peut-elle avoir des conséquences sur d’autres facultés ?
C. P. : Je ne sais pas si on peut dire que la perte d’orientation a des conséquences sur d’autres facultés. Mais plutôt que des pertes de mémoire, des pertes vestibulaires auront des conséquences sur l’orientation. Pour le sens de l’équilibre, j’en ai parlé au-dessus, je vais donc parler des pertes de mémoires. Les pertes de mémoires sont diverses (AVC, maladie, drogue, choc émotionnel…). On sait par exemple que dans la maladie d’Alzheimer, les pertes de mémoires peuvent entrainer des troubles d’orientation spatiales qui s’expliquent notamment par une atrophie de l’Hippocampe (organe très important dans le sens de l’orientation spatiale).
Outsiders Mag : Que pouvez-vous conseiller comme exercice pour récupérer rapidement ou améliorer le sens de l’orientation ?
C. P. : Je n’ai pas d’exercice particulier à par l’entrainement, l’entrainement et encore l’entrainement. Plus on exerce ce sens meilleur on est.
Ainsi, une expérience sur les chauffeurs de taxi londonien a été faite pour voir pourquoi c’étaient des champions dans le sens de l’orientation (Maguire et al, 2000). Il faut savoir que pour devenir chauffeur de taxi à Londres ce n’est pas simple. Tout d’abord, les étudiants doivent apprendre par cœur toutes les rues et avenues de la ville de Londres. Cet examen consiste en partie à conduire l’examinateur là où il décide d’aller, et ceci sans GPS. Pour passer cet examen, les étudiants apprennent pendant 3 ans toutes les rues de Londres.
Les chercheurs ont regardé la densité de l’hippocampe postérieur des étudiants qui voulaient devenir chauffeur de taxi à Londres avant qu’ils commencent à étudier puis après leur examen. Il s’avère que seuls les étudiants qui ont bossés leur sens de l’orientation et qui ont réussi leur examen ont une augmentation importante de leur hippocampe postérieur. Les retraités chauffeurs londoniens ont une diminution de l’hippocampe postérieur une fois que leur activité cesse.